Entretien avec le climatologue Edouard Bard
Pour contrer le réchauffement, des climatologues
parlent de "refroidir" artificiellement la
Terre. Est-ce sérieux? Oui, malheureusement.
Plusieurs hypothèses sont envisagées.
Certaines sont très prospectives, comme l'envoi
d'un immense miroir entre la Terre et le Soleil - bien
au-delà de l'orbite lunaire. Cela équivaudrait
à ajouter une tache solaire et à diminuer
l'éclairement de la Terre. D'autres sont moins
futuristes, comme les expériences de fertilisation
des océans avec des particules de fer: ce nutriment
favorise la photosynthèse - donc l'absorption
de carbone - par le phytoplancton. Diminuant ainsi la
concentration de gaz carbonique responsable de l'effet
de serre. On peut aussi imaginer injecter de très
petites particules ou aérosols dans la haute
atmosphère pour qu'elles réfléchissent
une partie du rayonnement solaire. Et faire ainsi, théoriquement,
baisser les températures moyennes... Même
si en réalité les choses sont nettement
plus compliquées.
La tentation de modifier intentionnellement le climat
est-elle nouvelle?
Non. Cela s'appelle la "géo-ingénierie".
Mais ce thème de recherche est demeuré
longtemps tabou dans la communauté scientifique
pour une raison simple: diffuser l'idée auprès
des politiques, des industriels et du public qu'il suffit
de mettre en oeuvre de tels dispositifs pour remédier
au réchauffement est dangereux. Cela introduit
l'idée, fausse, qu'on peut continuer à
injecter sans retenue du carbone dans l'atmosphère
terrestre. Or ces dispositifs de géo-ingénierie
ne doivent être qu'un tout dernier recours, en
cas d'aggravation brutale et imprévue de la situation
climatique.
Néanmoins, certains climatologues pensent qu'il
faut désormais sortir du tabou pour commencer
à travailler sur une telle éventualité.
Cela afin d'évaluer les nombreux risques et incertitudes,
et surtout de ne pas faire croire qu'il s'agit d'une
solution miracle.
Quelle est la solution de refroidissement la plus envisageable?
Le dispositif dont on parle le plus est connu depuis
plusieurs décennies, mais il a été
récemment repris par Paul Crutzen, Prix Nobel
de chimie pour ses travaux sur l'ozone. A l'aide de
ballons, par exemple, il s'agirait d'injecter dans la
stratosphère du dioxyde de soufre qui se transformerait
ensuite en minuscules particules de sulfate. Ces aérosols
réfléchiraient alors partiellement les
rayons solaires pendant quelques années.
Les conséquences d'un tel effet-écran
ont pu être étudiées à la
suite des grandes éruptions volcaniques - comme
celles du El Chichon en 1982 et du mont Pinatubo en
1991. Ces volcans ont projeté du dioxyde de soufre
qui s'est transformé en un panache d'aérosols.
Pour le Pinatubo, cet écran a fait baisser, en
moyenne, les températures au sol d'environ 0.5°C
durant deux ans. Mais attention: ce chiffre ne reflète
pas la complexité des phénomènes
perturbés.
Quels sont les risques encourus?
L'été suivant le Pinatubo, un refroidissement
a été observé pour presque toutes
les régions du monde. L'hiver d'après,
des refroidissements très marqués ont
été constatés, notamment autour
de la mer du Labrador, au Moyen-Orient et en Afrique
du Nord, alors que, paradoxalement, on a observé
un réchauffement en Europe du Nord...! On mesure
du même coup l'intense activité diplomatique
qui serait nécessairement préalable à
la mise en oeuvre de telles solutions.
Ces effets collatéraux non maîtrisés
sont-ils expliqués?
L'injection d'aérosols perturberait un phénomène
naturel appelé oscillation arctique, ce qui provoquerait
des réchauffements locaux en hiver dans certaines
régions, le refroidissement se concentrant sur
d'autres. Ainsi, lors de l'hiver qui a suivi l'éruption
du Pinatubo, la baisse importante des températures
en mer Rouge a entraîné un mélange
des eaux de surface et une remontée d'éléments
nutritifs. Le résultat a été une
prolifération d'algues qui ont asphyxié
les récifs coralliens. Des effets sur la croissance
des plantes terrestres ont aussi été détectés
à l'échelle mondiale.
Avec de tels dispositifs de géo-ingénierie
globaux, ce n'est pas seulement l'atmosphère
qui est en jeu, mais le système climatique dans
son ensemble, c'est-à-dire un gigantesque jeu
de dominos d'une grande complexité. Prévoir
et évaluer les effets collatéraux à
l'échelle mondiale requiert, avant tout, un travail
scientifique considérable impliquant climatologues,
océanographes, géologues, astronomes,
biologistes, agronomes, etc.
Que penser d'une autre solution: l'ensemencement des
océans en particules de fer pour permettre au
phytoplancton de "pomper" le CO2 excédentaire?
Des expériences ponctuelles ont été
menées ces dernières années dans
l'Océan austral, le Pacifique équatorial
et le Pacifique nord. Les images obtenues par les satellites
montrent que l'injection de fer augmente bien la production
chlorophyllienne. Mais là encore, rien n'est
simple. Pour que cela soit efficace, il ne suffit pas
que le phytoplancton absorbe beaucoup de carbone, il
faut aussi que celui-ci tombe au fond des océans
pour y être durablement stocké... On ne
sait pas si c'est réellement le cas ou si, au
contraire, par d'autres mécanismes, il retourne
rapidement dans l'atmosphère.
En outre, même si cette solution peut paraître
moins risquée, il est difficile d'évaluer
les conséquences en chaîne d'une telle
manipulation à grande échelle.
Imaginons le scénario: le carbone absorbé
est bel et bien transféré vers l'océan
profond. Une part de cette matière organique
va logiquement s'oxyder en consommant l'oxygène
dissous dans l'eau de mer. Il se peut alors que se forment
des zones anoxiques, c'est-à-dire dépourvues
d'oxygène, dans certaines régions de l'océan.
Des bactéries capables de dégrader les
nitrates se développeraient, ce qui produirait
un gaz, le protoxyde d'azote (N2O), qui s'échapperait
au final dans l'atmosphère. Avec, pour l'environnement,
des conséquences potentiellement désastreuses,
car il s'agit d'un gaz à effet de serre plus
puissant que le CO2.
Même réticents, de nombreux climatologues
sont défaitistes et pensent que de tels procédés
seront mis en oeuvre. Quelle est votre opinion?
Regardez le fonctionnement de la diplomatie climatique.
De nombreux collègues sont devenus pessimistes
sur l'efficacité des mesures de réduction
des émissions. Même en Europe, la volonté
de développer, rapidement et à grande
échelle, des alternatives au pétrole et
au charbon est faible. Les industriels et les politiques
ont les cartes en main. Si le Nord ne change pas d'attitude
au sujet du climat, je crains effectivement qu'il y
ait de grandes chances, d'ici à quelques décennies,
qu'on en vienne à de telles extrémités.
Propos recueillis par Stéphane Foucart
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